Un consul suisse pendant la guerre civile espagnole et le naufrage de L'Orazio


Un consul suisse pendant la guerre civile espagnole et le naufrage de L'Orazio




PRÉAMBULE


Dans la nuit du 21 au 22 janvier 1940, le paquebot l'Orazio sombrait en Méditerranée devant Toulon dans des circonstances dramatiques. Il m'a paru intéressant de rassembler mes souvenirs et quelques documents trouvés sur le Net pour remonter le temps et écrire un épisode dont quelques membres de ma famille ont été concernés.

Mais commençons par le début...

La sœur de ma grand-mère paternelle, Violette Gonzenbach, née Mérian, épousait M Adolf Gonzenbach, en 1920. Celui-ci, entré au Département fédéral des affaires étrangères en 1919, est nommé vice-consul, puis consul suisse à Barcelone où il vécut avec sa femme la terrible époque de la guerre civile en Espagne. Les archives de la Confédération ont gardé quelques lettres adressées au Chef de la division des affaires étrangères lesquelles rendaient compte de la situation dramatique dans laquelle était plongé l'Espagne et l'importance d'un pays neutre comme la Suisse qui proposait ses bons offices.


     
Adolf Gonzenbach, né le 22.04.1893 à Mörschwil/SG.

   

Un CONSUL SUISSE À BARCELONE


Ci-dessus, la nomination d'Adolf Gonzenbach 
  publiée par le Registre du commerce de Neuchâtel,
canton dans lequel il résidait.

Vu le contexte international de l'époque et la guerre civile espagnole qui a débuté le 18 juillet 1936, cette nomination peut être interprétée comme une marque de confiance du Conseil fédéral. Dès lors, le couple Gonzenbach quitte le canton de Neuchâtel pour s'établir à Barcelone.

Les quelques souvenirs d'enfance qui me restent de cette grand-tante sont quelques bribes de conversations dans lesquelles elle parlait avec gravité de cette époque terrible. La haine, la violence, les destructions et les victimes de ce conflit avaient marqué sa mémoire à tout jamais.


Violette Gonzenbach, ma grand-tante, photo de 1970.

Lors de sa mission, Adolf Gonzenbach rédigeait régulièrement des rapports, notamment sur les événements et la situation des ressortissants helvétiques en Espagne. 



Ci-dessus l'un d'eux relatif à la reconnaissance de la République de Burgos (capitale provinciale de la communauté autonome de Castille-et-Leon), siège du gouvernement nationaliste de Franco, et aux problèmes que cela représentait pour la communauté suisse expatriée.


Il faut également relever le rôle important du consul dans l'affaire Karl Brunner, alias Carlos Brunner. De nationalité suisse, négociant en vins à Villafranca de Penedès (près de Barcelone), engagé au sein des comités révolutionnaires locaux, puis dénoncé et condamné à mort par un tribunal militaire, Brunner a réussi à sauver sa peau grâce aux bons offices du consul suisse Adolf Gonzenbach (source https://www.swissinfo.ch/fre/-la-diplomatie-suisse-soutenait-franco-/37950858).

En 1939, pour des raisons de prime abord obscures, Adolf Gonzenbach est démis de ses fonctions consulaires. Toutefois, l'article de Ralph Hug laisse penser que notre diplomate, opposé au régime de Franco, était devenu "persona non grata", raison pour laquelle il aurait été muté. Avis partagé par Mme Suzanne Belanguer dans son étude sur cette période  lequel apporte un éclairage étonnant :

"Mais les choses allaient changer radicalement lorsque le chef de la police de Barcelone, Marques de Rebalso, accusa Gonzenbach d'avoir été trop amical avec le président de la Généralité de Catalogne Luis Companys (organisation politique de la communauté autonome de Catalogne) et avec les ennemis du régime franquiste. Cela révèle comment les activités consulaires normales ont soudain été considérées comme des "crimes". Dans l'intervalle, l'ambassadeur de France à Berne a exhorté les autorités suisses à remplacer le diplomate suisse, désormais malvenu. Lors d'un entretien avec Walter Stucki, représentant du Département fédéral des affaires étrangères, le 1er septembre 1939, l'ambassadeur Marques de Aycinena demanda ouvertement que Gonzenbach soit remplacé. "Le ministère espagnol des Affaires étrangères a alors déclaré à l'ambassadeur Broye que tout le personnel diplomatique qui avait été accrédité auprès des "Rouges" devait être remplacé. Broye a compris que cette pratique était tout à fait normale et qu'il ne serait pas dans l'intérêt des pays étrangers de s'y opposer." Il est remarquable que Gonzenbach ait été le seul diplomate suisse dont le régime franquiste ait voulu se débarrasser. Gonzenbach s'est défendu contre ce qu'il considérait comme des accusations non fondées, mais son sort a été scellé. La pression politique était trop forte. Dans un premier temps, le ministère suisse des Affaires étrangères s'est déclaré préoccupé par ces accusations et a défendu Gonzenbach, mais ils ont vite cédé. "En Septembre 1939 Gonzenbach a été promu et nommé responsable d'affaires à Caracas (Venezuela). Plus tard, il a déclaré que Franco ne l'avait chassé d'Espagne que parce qu'il était franc-maçon." Après son départ, Gonzenbach a été condamné par contumace par un tribunal spécial du régime franquiste et condamné à vingt ans de prison." Le consul a été remplacé par un diplomate qui était beaucoup plus susceptible de répondre aux exigences du projet de loi : le consul général Giacomo Balli. Tout comme le ministre suisse des Affaires étrangères Giuseppe Motta, Balli était un Italophile du Tessin catholique. Dès son arrivée, il y eut un changement radical au consulat de Barcelone. Brunner, languissant toujours dans le Carcel Modelo (bâtiment pénitentiaire qui fait partie de l'histoire contemporaine de Barcelone) le remarqua rapidement. Gonzenbach avait visité Brunner pour la dernière fois en Juin 1939 pour lui dire que la peine de mort a été annulée, après quoi les visites consulaires ont cessé : Brunner se sent de plus en plus négligé et, en fin de compte, totalement abandonné par la mission diplomatique suisse. La demande la plus urgente de Brunner était d'être transféré de la cellule des condamnés à mort et, comme ses propres demandes aux autorités de la prison avaient été infructueuses, il a demandé à sa femme de plaider en sa faveur laquelle a rendu plusieurs visites au consulat. M Brunner a déclaré qu'à la suite de ses demandes persistantes, le secrétaire consulaire Edmond Meylan avait accepté à contrecœur d'examiner la question et avait en fait réussi à faire transférer M. Brunner dans une autre partie de la prison. Cela réaffirme le fait que la mesure dans laquelle le consulat a exploité ses possibilités de négociation dépendait en grande partie de l'importance qu'il a choisi d'accorder à l'intervention dans des cas particuliers. Brunner avait déjà remarqué que des puissances pro-franquistes dirigeaient désormais le consulat, et il fit le commentaire intéressant qu'après le départ de Gonzenbach, "un Suisse qui avait vécu de nombreuses années en Espagne et qui avait déjà sympathisé avec Hitler dans le passé avait été chargé du dossier des prisonniers. Pour cette raison, Brunner ne pouvait s'attendre à aucun soutien supplémentaire, il n'y avait pas de réelle bonne volonté envers lui ni d'intérêt pour son cas" (source : Getting it Wrong in Spain de Suzanne Belanguer).


Vue actuelle de l'ancien centre pénitentiaire. Le conseil municipal de Barcelone projette une vaste transformation qui associe la mémoire et le patrimoine à des installations, des logements sociaux et un grand poumon vert dans l'Eixample Esquerra (grand quartier de Barcelone).




Ci-dessus, un extrait des archives qui mentionne la nomination de M Gonzenbach comme Geschafträger (chargé d’affaires) par le Conseil fédéral auprès de la Légation suisse de Caracas au Venezuela le 9 mai 1941. Il est également précisé que l'intéressé est accrédité au Panama en tant que tel. Une rétrogradation en quelque sorte....



Le 27 octobre 1939, un article de la Feuille d'Avis de Neuchâtel publie cette mutation.



Le naufrage de l'Orazio




L'Orazio à quai (photo non datée - source : 
https://www.wrecksite.eu/

Début 1940 le couple Gonzenbach, accompagné de Mlle Comte, secrétaire, fait ses préparatifs pour s'établir en Amérique du Sud. Avec armes et bagages, il embarque à Gênes sur l'Orazio, fleuron de la flotte de la Navigazione Generale Italiana. Ce paquebot mesurait 154 mètres de long sur 18 de large pour une jauge de 11'691 tonnes. Il était propulsé par deux hélices entraînées par deux moteurs diesel Burmeister & Wain de 6000 cv qui lui donnaient une vitesse de 14 nœuds. En 1932, l'Orazio naviguait sur la ligne de Gênes à la côte ouest de l'Amérique du Sud, via Barcelone.


Détail en coupe du navire source : https://www.italianliners.com/ngi-en


Parti de Gênes vers Barcelone, avant d'entamer la traversée de l'Atlantique pour Valparaiso/Chili, il fut arrêté en face de Toulon et fouillé par la Marine nationale française qui était à la recherche d'espions allemands. L'Orazio comptait 645 personnes à son bord, nombre d'entre elles étant des réfugiés juifs qui fuyaient l'Europe pour aller s'installer sur le nouveau continent. Les militaires français ont interpellé 26 citoyens allemands qui faisaient partie des passagers et qui quittaient, eux aussi, l'Allemagne nazie pour émigrer vers l'Amérique du Sud. Ils furent débarqués et transférés à Marseille pour contrôle de leur identité.


Autre vue du navire (source team.wordpress.com)

Après quatre heures de fouille, l'Orazio reprit son voyage dans une mère agitée et par un Mistral devenant de plus en plus fort. Le 21 janvier 1940, vers 0512, alors qu'il se trouvait à proximité de Toulon, une violente explosion retentit dans la salle des machines qui enflamma les conduites de carburant fracturées par le souffle. Le feu qui en résulta se propagea très vite à tout le navire.

Rapidement arrivés sur les lieux, plusieurs bateaux ont été sérieusement entravés par le mauvais temps. Un croiseur de la marine militaire française et plusieurs vapeurs italiens ont contribué à recueillir les naufragés pour les ramener vers Marseille où ils ont été pris en charge par les services médicaux.



Article paru dans le journal Miroir,en 1940 (Miroir était un hebdomadaire photographique français qui payait les photos prises par le lecteur-reporteur)





Vue bâbord du navire ravagé par l'incendie.


Article paru dans la Feuille d'Avis de Neuchâtel, le 22.01.1940




L'Impartial du 24.01.1940 qui mentionne la présence du consul à bord.
Photo de presse achetée aux Etats-Unis utilisée vraisemblablement pour illustrer un article d'un journal aux USA.

Verso de la photo sur lequel est collé un fragment d'un message télégraphique annonçant le drame et le timbre humide de l'atelier photographique "Sound INP Photo" - Chicago.



Ci-après, une série de vues montrant l'intérieur du paquebot (cartes postales achetées sur le Net)









Feuille d'Avis de Neuchâtel 29.01.1940



Autre article d'un journal français sur le drame qui mentionne le nombre de 107 victimes.





POSITION DE L'ACCIDENT
Lat. 42 ° 36 'N
Longue. 05 ° 28 'E
35 miles devant Toulon (France)



A ma connaissance, aucun enquête sérieuse et aboutie n'a été faite sur ce naufrage survenu sur fond de tensions internationales. Intercepté par la Marine nationale française, il accoste à Marseille pour repartir quelques heures plus tard. Sans cette "escale" involontaire sur ordre d'un pays ennemi, il est plus que probable que le bilan humain aurait été plus lourd. La raison de cette explosion est mystérieuse même si quelqu'un, dans les journaux de l'époque, avance l'hypothèse d'une attaque.


LA MISSION du consul AU VENEZUELA

Malheureusement, je n'ai que pu d'informations sur cette période qui s'étend entre le 17.01.1940 et le 31.12.1945. Cependant, on retrouve la trace de ses activités dans une publication de la revue Internationale de la Croix-Rouge où il est mentionné que la Suisse s'occupait également des internés allemands dans les îles néerlandaises. Etant donné qu'il n'y avait pas de représentant, elle a désigné pour cette tâche M Gonzenbach qui visita les camps de Curaçao et de Surinam (source : La Suisse, puissance protectrice 1940. Revue internationale de la Croix-Rouge et Bulletin International Des Sociétés de la Croix-Rouge).



Deux vues du camp à Curuçao (source : www.nationaalarchief.cw)


Selon les archives fédérales, il aurait à nouveau été nommé consul sans toutefois occuper un poste à l'étranger entre le 01.01.1946 et 01.01.1948.

Le 01.01.1948, il cesse ses activités au sein du Département fédéral des affaires étrangères et s'établit avec son épouse à Palma de Mallorca où il décède à l'âge de 77 ans suite à un infarctus, le 06.02.1970.


CONCLUSION


Adolf Gonzenbach, comme bon nombre de diplomates, a contribué, avec les moyens dont il disposait, dans des conditions extrêmement difficiles, à défendre les intérêts de nos compatriotes expatriés et entretenir des relations internationales dans une Espagne en proie au séisme de la guerre civile, à la veille de la guerre mondiale. Dans ce contexte, leur tâche fut souvent ardue voire impossible. Lors de mes recherches, il est m'est apparu que les différentes interventions de sa part, notamment pendant la guerre civile espagnole, ont de manière significative, facilité le retour des citoyens suisses dans leur pays d'origine. Mais pas seulement... Il a également défendu les intérêts de ressortissants d'autres pays, dont le Portugal, pour que le Conseil fédéral intervienne auprès des autorités afin de faciliter le retour des plus pauvres dans leur pays. Pour terminer, il s'est engagé personnellement à défendre le Suisse Karl Brunner qui, sans lui, aurait sans aucun doute été passé par les armes, intervention qui lui a coûté son poste et une rétrocession difficilement compréhensible de la part du Département des affaires étrangères.

                                                                                                             Droits de reproduction réservés

Mise à jour : 15.08.2019

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